Récit de Voyage

Au cours de la longue dérive des continents, la plaque sud-américaine a peut-être oublié au milieu de l’Atlantique Sud un petit bout de terre, couverte de montagnes et de glaciers : la Géorgie du Sud.

Ici pas de route, pas d’aéroport. Le seul moyen de rejoindre cette île antarctique, est le bateau, depuis les îles Falkland (Malouines), après une navigation sur 750 milles nautiques, plein Est, sur une mer parfois agitée. Sur place pas d’hôtel ou de refuge, seul le bateau sert de confortable gîte, le long des Fjords et des côtes.

Notre bateau sera le Hans Hansson, un remorqueur de sauvetage construit en Norvège en 1960 et reconditionné en 2005. Son capitaine, Dion Poncet, né  dans les années 1970 en Géorgie du Sud sur le voilier (en hivernage) de son père Jérôme Poncet (1). Dion connaît parfaitement les côtes et les baies de la Géorgie du Sud. Nous nous dirigeons vers la Géorgie du Sud afin d’explorer les glaciers et les montagnes en ski de randonnée. L’expédition est organisée par Jean-Marc Pic et Ollivier Carrère (guides de haute montagne). Cinq de leurs clients, rodés et fidèles, composent l’équipe de skieurs. Guide de haute montagne (en repérage et en vacances), je complète le groupe.
J’assurerai la prise d’images vidéos et j’épaulerai mes camarades dans les cheminements tortueux des glaciers.

Dès notre arrivée début octobre sur « la perle du Sud », le temps est beau. Au mouillage dans une baie, au bout de l’étrave, un décor phénoménal est posé. Nos yeux pétillent de plaisir. Les montagnes se dressent  escarpées, vertigineuses. De grandes parois verglacées, de 1500 m à 2000 m de dénivelé, offrent au regard de l’alpiniste des lignes imaginaires d’ascension, dignes de grands itinéraires alpins et himalayens.
La Géorgie du Sud est au trois-quarts recouverte de glaciers, 180 km de long sur 40 km de large, pour une superficie de 3755 km2. Parmi une multitude de sommets et de parois vertigineuses, le point culminant de la Géorgie est le Mont Paget à 2935 m d’altitude. La Géorgie plante les racines de ses immenses glaciers dans des baies profondes.

Nous commençons un long cabotage qui durera quatre semaines. Les connaissances du capitaine Dion s’avéreront très utiles, car elles faciliteront les départs et les récupérations de nos explorations, mais aussi les itinéraires sur les glaciers chaotiques. Les créneaux météo très courts nous obligent à être opportunistes. En Géorgie, si la mer est calme, le vent est toujours quelque part. On devine sa présence tout là-haut, au-dessus des montagnes, en observant la lente et magique chorégraphie des nuages lenticulaires qui épousent le caprice des ondes. Le désir de voir le spectre le plus large de la Géorgie conduit à faire des choix stratégiques. Les guides décident de ne pas s’obstiner à trainer les pulkas. Ainsi, nous choisissons de faire l’historique traversée de Shackelton (1) en trois jours, en retrouvant le bateau chaque soir. Les levers sont très matinaux (5 h) afin de bénéficier des meilleures conditions sur les glaciers. Ainsi, nous gardons un créneau de temps disponible l’après-midi qui nous laisse le loisir de profiter des baies et plages pour observer les animaux ou d’organiser si nécessaire une évacuation en montagne.

L’abondance de nourriture (krill) dans les eaux de la Géorgie du Sud et l’absence de l’homme expliquent dès le début du printemps la présence d’une faune riche et diversifiée. Les plages sont alors envahies par les otaries, éléphants de mer, colonies de centaines de pingouins (manchots papous, empereurs royaux) et oiseaux (albatros, pétrel stern…). En côtoyant cette vie animale inattendue, j’éprouve le sentiment étrange de ne pas être à ma place, d’être un « extraterrestre » curieux, indécent et indiscret.

Au fond de quelques baies se trouvent les vestiges de bases baleinières : amas de ferrailles,  énormes citernes, chemins de tubes, baraquements métalliques, ateliers, forges, hangars de construction navales.  Sur les pontons fatigués, quelques épaves sont amarrées et échouées; des chaînes et des hélices s’oxydent sur la plage. L’ensemble est bariolé par la rouille. Les reliques des ossements de baleines sont le témoignage poignant de la chasse des mammifères et de l’exploitation industrielle de leur graisse (la dernière base baleinière a fermé en 1962). Ici, à cette époque, dans les baies, les vagues qui battaient les rochers et les plages étaient souvent pourpres de sang. Aujourd’hui, les éléphants sont revenus en grand nombre, par contre les baleines, qui ont gardées du génocide une mémoire génétique tenace, ne sont plus présentes dans les eaux et les baies Géorgiennes. Seule l’ancienne base baleinière de Grytviken a été nettoyée, apprêtée. Sa baie est ouverte aux touristes, qui débarquent disciplinés sur les annexes des gros bateaux de croisière. Après un petit tour jusqu’au cimetière et sur la tombe de Sir Shackelton, puis l’achat de quelques souvenirs à la boutique du musée, ils retrouvent le confort douillet de leurs cabines. À l’entrée de la baie de Grytviken, quelques maisons et le gros bateau du gouverneur constituent la base de vie permanente de l’administration anglaise, soit 15 personnes.

Autre singularité de l’île, une absence totale d’arbres et une végétation très pauvre permet néanmoins à quelques rennes importés dans les années 1960 de se multiplier.  Aujourd’hui, cette population de rennes (1800) est remise en cause, tout comme l’était la présence dévastatrice de rats, arrivés eux aussi avec les hommes, qui ont été éradiqués.

Le 2 novembre 2011 en soirée, Bay of Isles (Géorgie du Sud) 54 s, au mouillage sur le Hans Hasson, le vent est très fort, 170 km/h. L’énorme ancre du bateau dérape. Plusieurs manœuvres complexes de l’équipage recalent le bateau, provisoirement. Sur le pont, le clapot soulève des embruns qui fusent à l’horizontale. Notre périple s’achève. Nous devons quitter South Géorgia ce soir, direction les Malouines. Dion notre capitaine est indécis : retarder notre départ de quelques heures en espérant une accalmie ou partir? Après un bon diner, le capitaine prend la décision de partir. Nous savons tous, que nous allons nous faire rudement secouer. Non sans humour, nous organisons la retraite dans nos cabines. À la distribution de pilules pour le mal de mer, je suis interloqué de voir le capitaine en accepter une. La partition semble ouverte pour une traversée tumultueuse sur de la grosse mer. Le cœur déjà un peu lourd, je rejoins ma cabine pour ranger tout ce qui va bouger et organiser ma cabine pour 5 jours et 5 nuits d’enfer.

Nous quittons la Géorgie du Sud où nous venons de passer 4 semaines d’exploration en ski et randonnées glaciaires. Nous avons parcouru la Géorgie du Sud du Nord-Ouest au Sud-Est sur la côte la plus protégée. Nous avons effectué 15 sorties en ski dont certaines sur des sommets et itinéraires vierges, de magnifiques traversées (dénivelés de 1000 à 1700 m). Nous avons souvent alterné l’usage de nos skis avec celui des crampons et du piolet. Le port du harnais a été permanent et les sections où nous avons évolué encordés ont été nombreuses. L’équipage attentionné, constitué de 4 personnes avec le capitaine Dion Poncet, a su faciliter notre vie à bord et nous faire découvrir les trésors cachés du bout des baies mais aussi rendre possible nos ambitions et nos projets montagnards.

Le retour dans le monde des hommes n’est pas facile. C’est avec volupté que nous avons parcouru ces montagnes sauvages. J’éprouve le sentiment profond d’avoir traversé une nature originelle, une terre où les homes, après avoir usé du rôle de prédateur, ont décidé de laisser la nature et la vie reprendre leurs droits pour lesquels cette perle de l’Antarctique existe. L’espace battu par une météo difficile convient à une population animale équilibrée. Les hommes peuvent passer, mais avec discrétion et humilité.

Jean-Claude Ilhero
(1) Damien autour du monde 55000 milles de défi au océans, Gérard Janichon, éditions Transboréal.
(2) L’Odyssée de l’Endurance, Sir Ernest Shackelton, Phébus libretto